Genève linéaire

Un projet territorial urbain transfrontalier

Faces 62, journal d'architecture
printemps - été 2006


Texte de Marika Bakonyi Moeschler, Louis Cornut, Daniel Marco, Rose-Marie Meichtry et Raymond Schaffert

Les auteurs sont membres du groupe « Genève cinq cents mètres de ville en plus » créé en 1988, issu des mouvements de quartier et des syndicats, formé de professionnels de plusieurs disciplines (urbanisme, architecture, ingénierie, économie, biologie, sociologie, géographie). Ce groupe réalise des projets d'urbanisme alternatifs.

L'ancienne et la nouvelle Genève

La conjugaison de nombreux facteurs provoque une urbanisation de la cuvette genevoise qui saute par-dessus la zone dite agricole, objet d'une protection décisive pour l'état actuel du territoire, pour s'implanter par segments sur le sol des départements français de l'Ain et de la Haute-Savoie, le long de la frontière franco-suisse, jusque dans le canton de Vaud. Ce phénomène urbain fait apparaître une nouvelle Genève au-delà de la zone agricole, qui entoure l'ancienne formée des tissus médiévaux, du XIXe siècle et des années '60, une nouvelle Genève dont il faut tenir compte.

Les multiples facettes de cette situation posent de nombreuses questions qui, à partir de problèmes urbains, relèvent d'un ordre plus global. Un ordre qui n'est pas étranger à l'état du monde en général et à la construction de l'Europe en particulier. Genève s'installe dans les problématiques du présent, notamment dans celles des identités frontalières, à un moment de l'histoire où les identités crispées, les Etats-nations, les souverainetés idéologiques s'évaporent progressivement, dans un monde où la pensée relationnelle se substitue aux vérités dures comme fer, où les références bivalentes perdent leur valeur, ni ceci ni cela, ni noir ni blanc, … ni français ni suisse, et où parallèlement, les temporalités et les territorialités du mélange prennent le devant de la scène. Cette nouvelle Genève est un appel à ce qu'elle forme avec l'ancienne Genève, une ville hybride, où toutes les formes positives de l'hybridité peuvent être reconnues et développées.

Genève est une ville qui se développe au fil du temps de manière continue avec un développement intensif intra-muros : démolition-reconstruction, surélévation, changement d'affectation, et extensif extra-muros : constructions sur de nouveaux territoires non-bâtis, principalement agricoles. Ce double mouvement entretient une relation dialectique entre centre et circonférence de sorte que les changements successifs de nature font que la ville traverse l'histoire en conservant sa cohérence et son identité.

La ville médiévale, enserrée dans ses fortifications, croît essentiellement par des surélévations, notamment lors de la Réforme. Au milieu du XIXe siècle, une première extension, construite sur l'emplacement des anciennes fortifications, permet à la ville la réalisation de nouveaux quartiers. Au-delà de ce territoire, la ville continue son développement sur les trois communes adjacentes, Plainpalais, Eaux-Vives, Petit-Saconnex, dont la fusion, pour constituer la commune de Genève actuelle, intervient en 1930.

Après la période de crise des années '30, la longue phase du Miracle helvétique 1937-87 se traduit par une profonde mutation de la ville, qui reprend son double mouvement d'implosion intra-muros et d'explosion extra-muros. Parallèlement aux transformations de la cité, plusieurs cités-satellites et grands-ensembles voient le jour sur les communes de Meyrin, Vernier, Onex, Lancy, etc. Cette ville de la haute conjoncture va subir de front les crises pétrolières, la montée des protectionnismes à tendance environnementale telle que la protection de la zone agricole et le développement des égoïsmes de proximité. La référence idéologique est la notion de « construire la ville en ville ». Cette période voit le centre se surdensifier par d'importantes transformations et surélévations d'immeubles existants et des réalisations immobilières spéculatives de friches industrielles.

Parallèlement émerge la nouvelle Genève, phénomène urbain que la plupart des responsables impliqués dans l'aménagement du territoire se refusent de constater. Cette nouvelle Genève prend forme de façon extrêmement rapide et dynamique. On y trouve un grand nombre d'affectations et d'activités qui ne trouvent pas place dans l'ancienne : centres commerciaux, hôtels de catégorie moyenne, centres de divertissements et de loisirs, résidences secondaires et habitat pavillonnaire. La nouvelle Genève constitue bien une partie d'une ville en mouvement et s'étend comme à d'autres époques l'a fait l'ancienne lors de la démolition des anciennes fortifications ou lors de la construction des cités-satellites et des grands ensembles.

Le safari 1)   urbain instrument du projet territorial

Le safari urbain en tant qu'instrument du projet territorial trouve ses origines dans la contestation sociale et culturelle des urbanismes.

Pour Henri Lefèbvre 2)   il y a trois urbanismes, celui des humanistes qui proposent des utopies abstraites, celui des promoteurs qui vendent de l'urbanisme c'est-à-dire du bonheur, du « style de vie », du « standing » et celui de l'Etat et des technocrates dont les activités se dissocient elles-mêmes en volonté et représentation d'une part et en institutions et idéologies d'autre part. Peter Sloterdijk 3)   affirme que l'humanisme construit les barrières de l'enclos du parc humain.

Le safari urbain est donc un instrument de la révolte des sujets contre les structures. Les sujets : les habitants, les usagers de la ville ; les structures : les plans, les projets dits officiels, privés ou publics. Lorsqu'ils contestent les structures les habitants descendent dans la rue, parcourent et occupent les lieux.

Ce qui manque à la plupart des théoriciens de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme, c'est la subjectivité et parce qu'il manque la subjectivité, il manque la contradiction. La faiblesse des tenants des structures, des structuralistes, c'est qu'ils ne voient pas que les agents porteurs de structures, les habitants de la ville, sont des sujets toujours en conflit et si les structures : plans, infrastructures, équipements peuvent exister c'est que d'une certaine façon il y a stabilisation d'un accord entre ces sujets sous forme d'un grand compromis. Comme le rappelle Alain Lipietz 4)   l'un des fondateurs de l'Ecole de la régulation en économie à propos des Trente glorieuses « Au contraire on s'est demandé : Mais quand même comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu de crise entre 1950 et 1970 ? Finalement sur quoi s'était fait l'accord ? »

Parmi les premiers inventeurs de cette arme de la critique il y a l'Atelier de recherche et d'action urbaines (ARAU) qui à Bruxelles depuis 1969, à l'aide notamment de safaris urbains, mobilise l'énergie des habitants autour des enjeux urbains de leur ville.

Souvent dans le mouvement de contestation, pour amplifier et préciser celle-ci, s'élaborent des contre-projets.

  • Un contre-projet n'est pas une variante. C'est une critique qui vise une situation donnée ou trouvée mais c'est aussi un projet qui doit pouvoir exister de manière autonome.
  • Un contre-projet met en question le procès de production courante du projet.
  • Un contre-projet change ses propriétés inventives par la résistance à une situation forcée, par l'opposition à une imposition.
  • Un contre-projet n'a pas comme finalité immédiate sa réalisation. Il sert aussi à comprendre et à transformer une situation.
  • Un contre-projet est souvent conçu à partir d'un modèle qui recèle les données fondamentales. Il a les caractères apparents d'un type, une marque qui constitue sa force de critique et de démonstration.
  • Un contre-projet existe souvent en parallèle à une critique d'un projet officiel. Il est fréquemment provoqué par le mouvement social et culturel qui engendre cette contestation mais reste relativement indépendant de celui-ci. Les rythmes et les échéances du mouvement ne correspondent que très rarement aux temps du contre-projet.

C'est alors que se tissent les relations entre le contre-projet comme réponse aux projets des urbanismes et le lieu d'où est partie la contestation de ceux-ci. Ce mode de relations, par un safari urbain, entre un projet et un lieu peut alors devenir indépendant d'un mouvement spécifique et d'un lieu particulier. Le projet peut prendre alors un caractère global, toute la ville par exemple, et devenir un pôle de référence pour la formation d'un mouvement social et culturel à condition de rester collectif, critique et mobile. En ce sens le projet territorial qui prend appui sur le safari urbain a plusieurs caractéristiques :

  • Il est autant procès que produit « La traversée est aussi importante que le port » aurait dit De Carlo, et pose les questions de la relation projet-habitants.
  • Il est un instrument spécifique qui permet de poser les problèmes et mettre en évidence les questions. Il n'est pas un outil venant à la suite de la découverte et du recensement de besoins devant être traduit dans l'espace.
  • Le projet territorial est ainsi un instrument de recherche.

Inverser les flèches du développement

Pendant un des premiers safaris urbains, l'un des participants, Pierre Milleret, interroge : « Pourquoi faut-il quasi-toujours que la ville se développe d'un centre vers sa circonférence ? » Pour rappel, la forme de ce type d'extension a, dans l'histoire de l'urbanisme, plusieurs appellations : en étoile, en tache d'huile, en doigts de gant, etc. Interrogation suivie d'une autre : « Pourquoi ne pas inverser le sens de ce développement ? »

Des réponses sous forme de nouvelles questions « Partir du centre n'est-ce pas produire un urbanisme colonial ? » En allemand Wohnensiedlungen signifie colonies d'habitation. Ou encore « Partir du centre n'est-ce pas l'expression du nombrilisme de l'entité d'origine ? » ; le centre d'origine considéré comme centre unique ne voulant pas être seulement le centre de la ville mais la ville elle-même.

Et des réponses plus exploratoires « Partir de la circonférence, c'est partir de la marge. Et la marge c'est ce qui tient les pages » aurait dit Godard. Mais la marge est aussi fragile alors « pourquoi ne pas produire du centre à partir de la périphérie ? » ; aller de l'extérieur vers l'intérieur ; faire entrer l'extension dans la ville, ne pas l'en faire sortir. Dans le projet, l'extension de la ville a le caractère particulier des parcs urbains.

Le but du projet territorial urbain transfrontalier est d'intégrer la nouvelle et l'ancienne Genève. Il s'agit notamment d'ordonner, par ce projet global et commun les entités publiques et semi-publiques concernées, en France dans les départements de la Haute-Savoie et de l'Ain, en Suisse dans les cantons de Genève et Vaud, afin de maîtriser l'ordinaire de la ville, habitat et travail. Il se développe depuis la nouvelle Genève vers l'ancienne.

«… Est-ce que je vois les choses telles qu'elles sont ? Avec le fantasme d'attendrir le centre à partir de la périphérie»
Peter Sloterdijk in «Ni le soleil ni la mort. Jeu de piste sous la forme de dialogue avec Hans-Jurgen Heinrich» Jean-Jacques Pauvert 2002. Ce dernier cite un vers d'un poème d'Henri Michaux :

«Je ne suis en effet devenu dur que par lamelles Si l'on savait comme je suis resté moelleux au fond»
in « Œuvres complètes » Bibliothèque de la Pléiade, tome I Gallimard 1998.

C'est un projet de réforme et d'amélioration de l'espace et du temps dans une ville. Il ne s'agit pas de projeter une région autour de l'ancienne Genève, ni d'intervenir pour organiser un bassin autour de celle-ci. La longue absence historique d'un hinterland autour de la ville de Genève ainsi que le proche passé a non seulement créé une situation difficilement réversible, mais aussi des caractéristiques qu'il faut apprécier et respecter tant leurs aspects positifs, dont celui de permettre l'inversion des flèches du développement, sont nombreux, importants et intéressants.

Les parcs urbains.

En 1849, James Fazy propose au Grand Conseil de démolir les fortifications: « L'agrandissement de Genève est le complément nécessaire du développement démocratique parmi nous… » in Louis Binz, Brève histoire de Genève, Chancellerie d'Etat 2000. La démolition des murailles permet alors l'ouverture de la ville et le développement du Canton.

Près de cent cinquante ans après, Genève s'enferme à nouveau dans de nouvelles fortifications. C'est le résultat de plusieurs décennies d'une politique rigoriste de protection autour de l'ancienne Genève d'une zone dite agricole (qui n'a souvent d'agricole que le nom), politique résultant d'une surenchère environnementale partisane inscrite dans un plan directeur cantonal souvent hésitant dans sa définition des zones d'expansion et de leur utilisation.

Le projet territorial urbain transfrontalier veut abattre ces nouvelles murailles vertes mais il ne vise pas la construction à leur place d'un cadre bâti. Il propose de transformer les terrains ainsi libérés en parcs urbains de manière à permettre leur usage accru par les habitants de la ville, parcs urbains qui seront enchassés entre l'ancienne Genève et les cités linéaires projetées ordonnançant la nouvelle.

Une démarche pour un usage élargi de la campagne par les citadins a déjà été envisagée et dessinée par Maurice Braillard et Albert Bodmer qui, entre 1933 et 1936, mettent au point plusieurs plans directeurs régionaux englobant tout le territoire cantonal dans une tentative de dépasser la dualité ville-campagne en lui articulant les zones non construites. « Le plan directeur régional de 1936 propose une innovation extraordinaire en attribuant, en plus des surfaces réservées à l'agriculture, des surfaces publiques ou sites à classer. En distinguant ces trois types de surfaces, c'est l'ensemble du patrimoine naturel du canton qui est mis en valeur, car on le considère comme une richesse collective, menacée par l'expansion urbaine »
Extrait de « 1896-2001 Projet d'urbanisme pour Genève », Centre de recherche pour la rénovation urbaine, Institut d'architecture de l'Université de Genève, Département de l'aménagement de l'équipement et du logement, Georg 2003

Reprenant les principes énoncés par Maurice Braillard en 1936, le projet organise la zone agricole par un réseau d'espaces publics ordonnant les activités urbaines qui s'y déroulent. Les éléments considérés sont notamment les voies historiques, les chemins piétons, les sentiers de randonnées, les réseaux cyclables, les sites protégés, la mise en valeur des cours d'eaux, des forêts ainsi que de certains aspects de la structure agricole.

Cette conception permet, comme c'est le cas en ce qui concerne les grands parcs urbains du Canada, de développer l'accessibilité et le rôle social des espaces naturels. Le parc urbain fait référence à l'utilisation des espaces naturels comme éléments structurants en assurant les liaisons entre les espaces construits. La gestion des espaces naturels et agricoles se fait en association avec les exploitants agricoles et forestiers tout en reconnaissant la multiplicité des rôles joués par ces derniers : économique, gestion de l'espace et protection contre les risques naturels, entre autres. Cette vision est conforme à celle de la « Politique agricole 2002 » instaurée par le Conseil fédéral. Le but de cette politique est d'internaliser les coûts externes liés à l'environnement et de favoriser l'acceptation par les paysans de leur nouveau rôle, celui de « paysan-jardinier ». Le projet s'attache à sauvegarder les espaces verts dans leur continuité et éviter le développement du mitage du territoire.

L'impact du projet sur l'environnement naturel, sera évalué avec «l' empreinte écologique » 5)  . Il s'agit d'un instrument permettant d'estimer la superficie des sols nécessaires à la production des ressources et à l'absorption des déchets pour une population humaine donnée. Selon cette hypothèse, ces surfaces seront plus faibles que celles dont a besoin actuellement la population du Canton de Genève et de la portion du territoire français prise en compte.


1) Safari: « bon voyage » en swahili

2) Henri Levèbvre « La révolution urbaine »

3) Peter Sloterdijk « Règles pour le parc humain »

4) Alain Lipietz « Ecole de la régulation et critique de la raison économique »

5) Empreinte écologique : « désigne la superficie de sol (et d’eau) qui serait requise pour soutenir indéfiniment une population humaine et des niveaux de vie donnés pendant un temps illimité. »
Wackernagel, M., Rees, W., Notre empreinte écologique, Ecosociété 2005



Perspective du projet


Inverser les flèches de développement


Développement et communications


Transports publics


Parcs urbains


Forme des cités linéaires